Il est 22 heures. Mais dans la tente, c’est comme s’il faisait encore jour. Impossible de songer à fermer l’œil. Alors… je me dis qu’il est peut-être temps de revenir à vous. Voilà un petit moment que je vous avais délaissés. J’avais cependant de bonnes raisons: chaleurs caniculaires, douleurs lombaires qui nous ont contraint à changer de moyen de locomotion (le vélo, c’est super!).
J’avoue aussi avoir décidé de cultiver un genre d’irrévérence. Désormais je ne veux écrire cette newsletter que lorsque j’ai vraiment un propos précis en tête. Je ne veux pas faire de remplissage. C’est un pied de nez au microcosme médiatique et ses charmants travers.
Nous pédalons donc aux portes de la Bretagne. Les indices ne trompent pas: les crêperies se multiplient tout comme le cidre sur les cartes des bars. Je n’ouvre cependant pas le débat à propos de la supériorité de cette potion normande sur la version bretonne. Il est trop tôt…
Je vous écris depuis le camping municipal d’une ville moyenne (moyenne en charme, moyenne en services, moyenne en tout) plus précisément depuis notre matelas pneumatique vert fluorescent qui éclaire nos nuits de merveilleux crissements à chaque fois que l’on ose bouger un orteil.
Nous voguons vers la Normandie.
Contrairement à Hugo, qui connaissait peu de son histoire galicienne, je vais retrouver un territoire tant de fois arpenté. Dans une poignée de jours, nous rencontreront le fleuve Couesnon et le suivrons jusqu’à atteindre les rives de la Manche. Peut-être même dormirons-nous sur le Mont-St-Michel… « La Merveille » n’a rien à voir avec mon histoire familiale, et pourtant, elle résonne d’une manière particulière. Mes parents m’y ont emmenée bon nombre de fois et j’y ai randonné à cheval durant mes étés adolescents. Je me souviens d’un soir, sur la plage de Dragey, les pieds dans le sable, où j’ai éprouvé ce sentiment profond et étrange de ne faire qu’un avec le lieu. De me couler dedans. J’y ai repensé l’autre jour en lisant une interview de la philosophe Claire Marin pour Le1Hebdo à propos des lieux où l’on se sent chez soi, alors qu’ils ne sont pas notre maison.
Elle dit: «Il y a des lieux qui révèlent en nous des possibles ou des manières d’être et ainsi, nous révèlent à nous-mêmes ».
Petite, je n’attendais que ça, nos vacances en Normandie. Je trépignais d’enthousiasme à l’idée d’arriver, et rentrer en Suisse était une vraie épreuve. Je pleurais beaucoup. Je pense que je trouvais là-bas un sentiment d’ancrage, d’appartenance à un clan. Nous vivions toutes et tous sous le même toit, mes grands-parents, mes tantes, mes cousins, mes parents et moi. J’étais la petite dernière, on me couvrait d’attentions.
Mon Papi et ma Mamie, couple d’anciens épiciers, avaient le chic pour garnir la table de repas gargantuesques. Jean avait du poil aux oreilles et promenait son petit ventre enveloppé dans un tablier bleu, une casquette plate sur la tête. Ses clés vibraient dans sa poche lorsqu’il partait faire les courses. Il avait le sourire facile sur un visage poupon et poussait souvent la chansonnette. À côté, Marie avait l’air d’une grande dame un peu sévère au brushing serré. Je me rappelle ses chevilles blanches, minuscules, dans leurs souliers à talons du dimanche. Elle se les tordait facilement, si bien que je craignais qu’elles ne se brisent. Elle était fascinée par la royauté, dévorait tous les magazines Point de Vue images du monde. C’était elle, la reine de la cuisine. La peur que l’on ne mange pas à notre faim ne la quittait jamais.
Ce sont des souvenirs à hauteur d’enfant. Se laisser glisser sur les fesses dans l’escalier, s’habiller propre pour le repas du dimanche, jouer avec le rouge à lèvres de ma tante, laisser les adultes marcher lentement alors que je ramassais des coquillages sur la plage. La plage que je préfère en hiver.
Pourquoi ces bribes-là sont-elles les plus prégnantes, alors même que les année qui ont suivi n’ont ressemblé en rien à cette peinture familiale ?
Car il y a des choses que je ne saurai jamais. C’est ça que je me dis, lorsque j’avance vers leurs fantômes.
Depuis un petit mois, je suis une formation de biographe à distance tous les mardis soirs. Je fais cela pour élargir mon horizon et peut-être, m’ouvrir à de nouveaux projets. J’ai toujours préféré l’exercice du portrait à tout autre type d’article alors pourquoi ne pas en faire une spécialisation ? J’étudie, donc, grâce à Claire Laurentz-Augier qui a sauté le pas il y a sept ans pour embrasser cette profession. Et plus j’avance, plus je réfléchis à la nécessité de préserver la mémoire - individuelle et collective. Les deux sont intimement liées.
Si j’ai eu la chance de recueillir une partie du récit de vie de ma grand-mère maternelle, ce n’est pas le cas pour mes grands-parents normands qui nous ont quittés il y a quelques années déjà. C’est aussi cela qu’il faut dire: les voyages en Normandie ont souvent été synonymes de sourires tristes et d’odeur de désinfectant qui flottait dans les couloirs de l’EHPAD. Papi avait commencé à perdre la mémoire depuis longtemps. On parlait de démence sénile. Et pour Mamie, c’est venu plus tard, mais c’est venu aussi. Je n’aimais pas leur rendre visite.
C’est un autre chapitre, mais le placement en de tels lieux représente pour moi la faillite de notre système. On refuse de voir la mort, la maladie; on met cela à distance, on sous-paie et on maltraite du personnel soignant quand ce ne sont pas des proches - des femmes surtout - qui se tuent au travail pour que leurs aînés terminent leurs jours dignement, au détriment de leur propre épanouissement.
Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y avait plus de contact possible, plus de discussion possible. Nous faisions face à des ersatz d’êtres humains qui, de temps à autre, connaissaient un sursaut de vie. Et nous n’avons rien écrit, rien enregistré. Rien sauvé lorsqu’on le pouvait encore. Pourtant, mes deux grands-parents ont vécu la seconde Guerre Mondiale. Marie a même fui Caen sous les bombardements, à vélo, pour se cacher chez sa sœur à la campagne. Jean aurait dû être conduit en Allemagne pour y travailler mais il s’est enfui et s’est caché. Ils n’en ont parlé que lorsqu’ils ont eu 80 ans environ. J’étais trop jeune pour m’en rappeler.
Ceci explique peut-être cela. Pourquoi mon papi est devenu un joyeux luron et ma mamie, une femmes anxieuse de tout, tout le temps. Pourquoi leurs enfants ont développé certains traits plus que d’autres. Il s’agit de transmission. Ici, elle a été quelque peu brouillée. Or, il me semble aujourd’hui plus que jamais que restituer aux personnes leur histoire, leur vécu, s’y intéresser, cela fait aussi partie des soins. De prendre soin d’eux. C’est une façon de leur rendre leur dignité.
Dire que je regrette serait employer un terme un peu fort. Je n’avais pas l’âge, pas les clés pour comprendre ce qui se jouait devant moi, ce que je laissais partir et les mystères qui s’annonçaient. Les vides, les blancs qu’il faudrait combler (ou pas). Mais je crois que nous revenons toujours aux racines, d’une manière ou d’une autre.
Je sais que, dans quelques temps, je replongerai dans les photos que je ne manque jamais de ressortir chez ma tante. Je contemplerai ces visages, nos visages souriants dans la cour de Falaise autour d’une assiette de crêpes. Le citronnier en fleurs. Et en même temps, Hugo et moi poursuivrons notre route en plantant, ça et là, peut-être, d’autres genres de racines.
À bientôt
Marion pour À Rebours
J’aime l’idée de l’appartenance et de sa transmission, merci Marion pour les émotions enfouies encore ré émergées. Bises
C’est un sujet que je réfléchis depuis bien longtemps, merci pour ce magnifique texte.